Réinventer ou gérer ?

On a beau aujourd’hui brandir le verbe réinventer, de plus en plus, il faut d’abord gérer. Notre premier ministre l’a déclaré, il veut « rebondir » et avant même de dire qu’il veut gouverner, il parle de « gérer les affaires courantes ».
Gérer reste un des verbes gagnant de l’époque !

Le bon gestionnaire et la saine gestion sont justement respectés. Nous en avons besoin pour toutes organisations soucieuses de survivre après cette crise. Avant tout conte et récit, gérer les comptes sera prioritaire.

Mais, comment ne pas être surpris, agacé, voire lassé par une sacralisation lexicale qui dénature la gestion en étendant son empire sur toutes formes d’actions ? Le conseil en gestion envahit l’existence entière : désormais, il faut savoir gérer votre stress, gérer votre télétravail, gérer votre réseau, gérer votre toutou, gérer votre déconfinement…

Au vieil adage antique, « rien ne se perd, rien ne se crée », semble s’être substitué le poncif moderne, « rien ne se crée, tout se gère »…

L’étymologie de gérer suggère l’action (« gero » en latin), mais le verbe latin se distingue bien du faire (« facere »). Nous gardons de cette différence originelle cette idée que la gestion est bien une action, tout à fait recommandable, mais ce n’est pas une action créatrice. Les gestionnaires de fonds ou de sicav constituent sans doute le paradigme de la gestion et des extensions multiples du mot gérer. D’une certaine manière, le sens même de cette inflation tiendrait au départ du modèle financier qui définit aujourd’hui encore notre économie et beaucoup de nos façons d’être.

Gérer est le premier des verbes valises. Il est susceptible de se substituer à tant d’autres verbes. Ce verbe rend homogènes maintes actions devenues indiscernables. S’étouffent avec ce verbe « magique » toutes les notions de risque, d’innovation, d’aventure, d’entreprise, de passion et d’émotion.

Les générations « Y- Z », d’ailleurs utilisent ce mot à l’envi. Dans leur langage, « je gère » signifie aussi bien « je m’occupe de tout » que « je ne lèverai pas le petit doigt » ou encore « cause toujours boomer cela ne m’intéresse pas et je n’en ferai qu’à ma tête… ».

Aujourd’hui, il nous faut gérer des plateformes digitales qui elles-mêmes nous embrigadent et enserrent. Tout ce qui était facile ne l’est plus !
Et jamais on ne nous a autant parler de facilité alors que le plus petit des actes n’est pas forcément simple ou aisé à accomplir.
Les néo-marques de la génération de Revolut et Booking ont compris cette lourdeur du mot « gérer » et offrent une relation digitale courte et efficace. Ainsi Booking sait à la minute annuler pour son client une erreur de manipulation qui lui a fait réserver un hôtel en doublon. Gérer, on le voit, est un mot qui commence d’être relié aux notions d’aisance et de rapidité. Tant mieux.

Parallèlement, notre traçabilité est gérée par des machines aux mémoires infaillibles et implacables qui nous « gèrent » à longueur d’heure. Nous sommes repérés, notés, médicalement et digitalement mémorisés par la télé médicine et ses « data-machines » enregistreuses de maux et mots.

Le digital apparemment facilitateur gère ainsi nos sensibilités, nos goûts, nos attentes, nos craintes et les transforment en nouvelles data qui donnent à nouveau mémoire, intelligence et information à gérer. Par exemple, pour Uber eats, les applis gèrent les indications nécessaires aux livreurs. Les GPS des taxis gèrent nos itinéraires et nos paiements. Et ces données constamment captées vont gérer nos vies. Ce qui est géré, est utilisé, et vient enrichir sans fin, en circulaire, toutes les données qui vont nous gérer mieux.
C’est constant, infini. A perpétuité !

N’y aurait-il pas un autre verbe à choisir pour chacune de ces situations ? Pourquoi ne pas jouer de la finesse et de la précision de la langue française et remplacer gérer par un verbe plus fort, et plus signifiant ?
Ainsi « gérer » aurait pu parfois être remplacé par : compter, tenir compte, estimer, administrer, exploiter, organiser, prendre en charge, agir, utiliser, adresser, canaliser, ou encore de manière plus positive, s’accommoder de, s’occuper de, s’adapter à, se débrouiller avec, conduire, tenir bon, faire face…

On le sait, un mot prend son sens définitif dans un contexte particulier et à l’inverse du verbe gérer on a vu naître et pousser l’adjectif ingérable que j’apprécie vraiment beaucoup.
En effet, on peut maintenant dire d’un être haut en couleur, particulier, et au franc parler : « Elle ou il est ingérable » !
Alors, « être ingérable », ne serait-ce pas devenu désormais une qualité ?

Le langage est vraiment surprenant voilà que tout à coup ce verbe valise quand il s’habille en adjectif prend une allure frondeuse et impertinente

Puissions-nous rester tous longtemps libres et ingérables !

Jeanne Bordeau
bordeau@madamelangage.com

Jeanne Bordeau, #MadameLangage, 7 juillet 2020
Cet article a été publié sur le site AdGENCY Experts.

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