La nuance, un mot d’époque ?
Nous vivons dans une époque violente. Et la violence exclut la nuance.
Si j’écris « c’est juste pour faire la nuance entre les mots » disait un écrivain célèbre. Notre langage, justement est-il nuancé ?
Le langage de notre époque semble plutôt être un langage de l’outrance, des superlatifs, des préfixes qui créent de l’emphase, tout est « hyper », on est « hyper sensible » ou « ultra » ; certains sont de l’ultra-gauche ou d’autres de l’ultra-droite.
C’est décidément l’époque des préfixes qui boursoufflent. Ainsi le préfixe « sur » est récurrent : On sur-consomme, et cet été on nous parle de « surtourisme ».
Le mot nuance possède bien sûr des synonymes : finesse, subtilité, demi-teinte…
Ce n’est pour autant pas un mot faible. Il peut offrir des gradations. En solfège, de pianissimo – très doucement -, à fortissimo – plus fortement -, en passant par mezzo – moyennement – ; graduer, c’est donc manier la nuance.
En effet, nuance est un mot intelligent empli de diplomatie qui nous demande de mettre un bémol dans notre propos, ou de verser de l’eau dans notre encre !
Nuancer est un mot magnifique qui peut aussi aller jusqu’à signifier « réviser », et donc tenir compte des différences. Et pourtant, certains nous diraient qu’ils n’aiment pas ce mot « nuance », car c’est un mot tiède. Mot du milieu venant de médius, donc médiocre.
Mais détrompons-nous, ce mot qui génère de la mesure, peut aussi conduire à se rapprocher de la vérité. Les Anglais possèdent d’ailleurs cette jolie expression qui dit que « la vérité est toujours au milieu », « truth lies in the middle ».
Être nuancé, cela signifie réfléchir, penser. Et, penser, possède pour sens de départ « peser le pour et contre ».
La nuance précise, aiguise la pensée et les propos. Une personne nuancée est une personne qui sait établir de fines distinctions !
Notre époque fait du bruit, crie, hurle, jette des anathèmes…. Pour certains donc, qui vont vite, la nuance évidemment semble insipide. Et puis, tant de messages et de flux de paroles sont formulés dans la précipitation. La nuance possède tous les défauts et irrite, puisqu’elle est plutôt l’amie du temps. Un temps lent. Pour écrire de façon nuancée, il faut prendre son temps.
Auprès d’autres, la nuance a aussi mauvaise presse, parce qu’elle est liée à l’idée de délicatesse, de raffinement. Et ces mots élégants, sont des mots désuets que l’on trouve seulement utilisés dans l’univers du luxe. De là à dire, que la nuance est un luxe, il y a peu !
Enfin, la nuance peut parfois être confondue avec la prudence, et quand on proclame sans arrêt le mot audace, évidemment la nuance plait peu ! Songeons toutefois qu’elle est superbe, car outil de justice. En effet, pour juger en toute sérénité, les hommes de droit ont besoin d’une précision d’écriture, car à un mot près, on peut mal juger quelqu’un, voire le condamner !
On pourrait prendre pour exemple Patrick Maisonneuve, un des meilleurs avocats pénalistes de notre pays, qui, quand il prend la parole dans les média, appelle toujours à la mesure et à la sobriété. Oui sans doute a-t-elle en plus un lien avec la sobriété !
Quant à l’expression de la nuance dans la langue par la forme, on pourrait dire qu’il y de nombreuses manières de l’appliquer.
Ainsi on peut écrire avec certaines locutions, d’ailleurs nommées « modérateurs » comme « sans doute », « peut-être », « cependant », « toutefois ».
On peut aussi utiliser la forme passive. Dire à une personne : « une erreur a été commise », c’est moins perturbant que de dire « vous avez commis une erreur ».
Tout ce qui participe à adoucir un propos mène également à l’utilisation de la nuance. Ainsi on préfèrera poser une question « viendriez-vous avec nous ? » plutôt que d’affirmer, « vous viendrez avec nous. » Et le conditionnel est un temps de conjugaison que la nuance apprécie.
La nuance appelle aussi l’empathie. Nuancer, c’est sentir le diapason sensible de son interlocuteur. Sentir comment il va mieux nous comprendre…mais, dans une époque où chacun parle beaucoup, et souvent tout haut, tout seul, l’empathie, le lien à celui qui écoute n’est pas la priorité désormais de celui qui s’exprime.
Pour nuancer en termes de style, on pourrait encore conseiller l’usage de certaines figures de style qui euphémisent des phrases difficiles. Au lieu de « il est mort », beaucoup disent de leur proche, « il est parti ».
Inverser des parts de phrases nuance également le discours, car cela mène avec douceur, presque à petits pas, vers le sens que l’on aurait peur d’affronter, parfois trop brusquement.
Dans le maniement de la langue, on le voit, la nuance irrigue rondeur et souplesse. En distillant tous ces modes d’écriture, on est loin des phrases brutales clichés et stéréotypées qui pullulent actuellement.
Hélas, les plateformes digitales et leur langage contribuent aussi à formater des phrases courtes et raides. Et j’ose d’ailleurs appeler cette obsession de la simplification le quasi-début d’un flirt avec un esprit presque totalitaire.
Ainsi donc la nuance et la qualité d’écriture seraient instrument de liberté ?
Enquête à suivre…
Jeanne Bordeau, www.madamelangage.com